BBM de décembre : Légendes...
LE DEGRU
Le Degru est un animal velu, en forme de balle, aux couleurs blanc et mauve et aux yeux semblables à ceux d'une petite souris. Il se réfugie souvent dans des endroits étranges pour échapper aux regards des traqueurs de Degru. Les traqueurs de Degru sont toujours armés de fusils lance-banane, car le Degru aime les bananes. Il aime aussi la poussière et le coton. Le Degru a une histoire, bien évidemment. Mais personne ne sait d’où il vient.
Il y a bien longtemps, au creux d’une fôret de sapins bleus, la fée Raganaelle se mirait dans l’onde claire d’un lac poisseux. Les nénuphars qui étendaient leurs pétales pour avancer plus vite au gré du vent berçaient d’une douce mélopée frivole les envolées sauvages des nuages de moustiques mauves qui chassaient les brumes de la vallée de Koikenenfout.
La fée aperçut au fond de l’eau quelque chose qui, étrangement, lui tendait une main bizarre, dénuée de doigts. Une sorte de toile formait les phalanges diaphanes, et la paume était faite de fils de soie si enchevêtrés qu’on aurait pu croire que des milliers de vers tisseurs s’étaient mis à travailler pour le plaisir des yeux. Car c’était une merveille, une chose qui dépassait tout entendement.
Raganaelle se pencha. Ses doigts effleurèrent la surface du lac, puis plongèrent, pour porter secours à cette étrange main qui l’appelait. Lorsque les doigts se croisèrent, Raganaelle sentit un bonheur immense l’envahir. Non, ce n’était pas une extase bassement sexuelle. C’était comme si on déposait un baiser sur sa fleur d’entrecuisses flamboyante. Comme si un millier de langues se posaient sur son mont de Vénus.
Alors, il sortit de l’eau. C’était un homme aux traits sublimes, fins et doux, qui respiraient l’aloé vera. Il se pencha vers le visage de Raganaelle et ses lèvres aussi douces que le miel se posèrent un court instant sur la joue de la fée. Raganaelle soupira d’extase.
« Je m’appelle Rugnaroam, et je suis le maître de ce lac. Pourquoi viens-tu perdre ta beauté parmi cette eau vaseuse, belle fée, demanda l'homme »
« Parce que le calme règne céans, maître du lac putride. Je suis Raganaelle… »
« Celle qui tisse les fils du vent de ses chastes doigts d’or ? »
« Si fait, messire. »
« Appelez-moi Rugna. »
« Bien, Rugna . J’aime l’onde douce de ce lac, cette quiétude respirée par les pins alentours, le virevoltement des insectes mauves… »
« Ce sont des Whathoryas. Ils se reproduisent trop vite, je n’ai guère le temps de m’occuper d’eux, car le mage Roudikafael a jeté sur moi un sort dont je suis prisonnier à jamais. »
Rugnaroam s’assit à côté de la douce fée et lui prit la main. Elle aperçu une larme qui se reflétait sur le torse imberbe du maître du lac.
« Voyons, seigneur, il ne faut pas vous affubler ainsi ! »
Rugnaroam leva la tête, plongeant son regard ténébreux dans celui de Raganaelle.
« Roudikafael m’empêche d’avoir une relation quelque soit-elle avec une fée. Parce qu’il ne supporte pas les gentes damoiselles telles que vous qui portent des ailes. Et qu’il m’a coupé les miennes. »
« Vos attributs masculins, seigneur ? »
« Non, mes ailes. »
Raganaelle posa une main sur le dos du maître du lac. Elle sentit, sous la peau aussi douce que l’écume de mer, une excroissance écailleuse. La naissance des ailes de Rugnaroam.
« Oh, par les cornes de Ruwalhatikitamoulay ! Il a osé vous couper les ailes ! Pour ne plus que vous voliez ? »
« Et pour ne plus que je puisse rencontrer si belle dame que vous. »
Raganaelle rougit. Le maître du lac l’enlaça et ils tombèrent sur un tapis de mousse blanche ornée de fleurs mauves. Ils s’aimèrent le reste de la journée.
Lorsque Raganaelle ouvrit les yeux, Rugnaroam avait disparu. L’eau du lac avait changé de teinte. La poix qui couvrait sa surface s’était transformée en un lit de fleurs violettes et de papillons jaunes. La fée se leva et s’aperçut que son ventre était devenu rond. Aussi rond qu’un ballon de Naerdfelu, ces ballons qui montent si haut dans le ciel étoilé des nuits sans lune au cours desquelles les fées se rassemblaient pour danser au son de l’ut Therus.
La fée fit quelques pas vers la lisière du bois qui entourait le lac. Elle se sentit prise de convulsions et de maux de ventre, comme si un Graougnafell avait élu domicile en elle. Elle s’assit et reprit sa respiration.
« Mais que m’arrive-til ? »
Puis elle réussit à se relever et sortit du bois. Elle rejoignit le village des fées et entra chez elle. Son cocon était quelque peu poussiéreux. Elle décida d’y faire le ménage.
Elle avait à peine commencé, qu’elle fut prise de vertiges. Elle sortit la tête de son cocon et appela sa voisine, Aestrellis.
« Je ne sais ce qui m’arrive, dit Raganaelle en se tordant de douleur. C’est comme si on me dévorait de l’intérieur ! »
« Es-tu sûre de ne pas avoir abusé des baies schrouillagnasses ? »
« Non, ce n’est point ceci ! J’ai rencontré le maître du lac. »
« LE MAITRE DU LAC ? »
La phrase claqua telle un coup de tonnerre. Toutes les fées étaient sorties de leur cocon en entendant ces mots. Aestrellis se retourna vers ses sœurs.
« Evidemment, pas le livreur de chagolos ! »
« Et je sens que ah ! Cela va sortir, éructa Raganaelle. »
La fée se pencha, puis s’assit. On pouvait voir son abdomen se distendre, se déformer, comme si la vie qui y avait élu domicile voulait sortir. Il y eu comme une explosion de pétales de roses blanches et de tulipes mauves. Les fées volèrent pour venir tout à côté de leur sœur qui souffrait.
Puis, le nuage s’évapora. Et les fées aperçurent, au travers des volutes blanches et mauves des petites boules de poils, également blanches et mauves. Ystrella, la grande fée, posa une phalange sur une des boules (il y en avait plus d’une centaine). Au contact de la douce peau diaphane de la fée, la boule s’ouvrit et se mit à rebondir autour de Raganaelle qui reprennait ses esprits.
D’un seul coup, les autres boules se mirent à suivre le mouvement. Elles formèrent un ballet aux senteurs fruitées. Puis la boule qui s’était élancée autour de la fée s’arrêta aux pieds d’Ystrella. Les fées aperçurent deux yeux, semblables à ceux d’une petite souris. La boule sauta dans le cocon de Raganaelle et ferma la porte en bondissant. Les autres boules se mirent à créer un ballet vrombissant autour de l’habitat de la fée.
Puis le cocon explosa. La boule était devenue une balle de la taille d’un nœud de chêne. Elle émit un son strident et doux aux oreilles des fées, semblable à la musique tirée d’une Schopdebyayr, l’instrument des lutins voisins. Les boules qui tournoyaient autour de la maison de Raganaelle s’immobilisèrent dans les airs. Elles se mirent à renvoyer ce son particulier. Puis, soudainement, le silence se fit. Les boules vinrent se placer aux pieds de Raganaelle. Elles se groupèrent, telles un essaim de Camphratilles. Celle qui avait grossi se serra contre la main de la fée qui avait enfanté ces mystérieuses créatures.
Raganaelle regarda la balle de poils blanc et mauves et la caressa. Les petits yeux de souris s’ouvrirent et la fée entendit à l’intérieur d’elle-même :
« J’ai faim ! Nous avons tous faim ! »
« Mais qui êtes-vous ? »
« Nous sommes Les Degrus, fruits des testicules royales de Rugnaroam ! Nous sommes ici pour manger des bananes, collecter de la poussière et du coton ! »
Les fées se rassemblèrent autour de Raganaelle. Une à une, les boules se transformaient en balles et scandaient :
« Des bananes ! Des bananes ! »
Ystrella alla chercher dans les réserves des fées sept gros régimes de bananes mûres. Les Degrus se mirent à manger en silence, au rythme du vent qui faisait chanter les feuilles des chênes qui entouraient la clairière des fées. Une fois leur repas terminé, les Degrus s’envolèrent vers la lisière du bois. Raganaelle se leva et appela celui qui semblait être le chef des Degrus.
« Où allez-vous ? »
« Voir le monde tel que nous l’a décrit notre géniteur dans ses pensées. Et chercher des bananes, de la poussière et du coton, pour pouvoir nous reproduire et faire bénéficier le monde extérieur de notre présence ! Nous sommes ce que la douceur du vent est à l’écume des marées ! »
Puis les Degrus disparurent. Les fées pleurèrent les Degrus. Raganaelle retourna voir Rugnaroam et lui demanda des explications. Le maître du lac ne voulut que répondre :
« Les humains ont besoin des Degrus. Comme les fées ont besoin des rêves. »
Et depuis ce temps, on peut apercevoir, quelque fois, au détour d’une croisée de chemins formés par des chênes centenaires, un ou quelques Degrus blottis au creux de la fourche de ces arbres majestueux.
Les traqueurs de Degru sont traqueurs de fil en aiguille. Ils ont appris à se servir du fusil lance-banane, fabriqué par Adssau. Ils sont formés dans des écoles spéciales, ou des Degrus sont reproduits selon l’ancestrale procédure dictée par le livre des prophéties du Clithorhys.
Les Degrus sont gentils et inoffensifs. Si vous en trouvez un, vous ne pourrez pas le garder avec vous, sauf si vous êtes une fée. Laissez-le partir, il vous remerciera en vous embaumant de senteurs fruitées et de volutes mauves et blanches.
Ainsi sont les Degrus. En quête de bananes, de poussière et de coton. Et le maître du lac ne vous dira jamais où se trouve le lac ainsi que la clairière des fées. Pour préserver l’équilibre de l’univers.